Lettre d'un oiseau à Pieter Brueghel l'Ancien


En ville, les arbres donnent à voir l'origine. Les origines. Et ce matin, justement, de l'or dans la chair des jeunes pousses près du quai de la gare de Zug.

C'est un jeu d'enfant tenu au propre. Miniatures souvent repeintes avec précaution. Les aiguilles de l'horloge sont trempées chaque jour dans le ventre du soleil fondant le lac. Les forsythias s'emploient de même flamboiement. Une odeur de bouse fraîche. Cherchons la vache des Franches Montagnes le long des trottoirs de la place Zhosten.

Il s'assoit en face de la salle d'attente. De l'autre côté de la voie ferrée. Se fait la peau autour des ongles avec méthode. Repousse les chairs hérissées. Les pointes sèches. Et sectionne les peaux mortes frôlant le rouge. La douleur.

La blancheur du lit et la couette crémeuse pliée en deux. Un grand coussin rectangulaire accompagné de son petit. La serviette éponge un peu gaufrée, fine et pourtant très efficace. Le savon liquide dans un réservoir basculant au-dessus de la baignoire. Le rideau de douche bien tombant et souple. Un fauteuil crapaud en cuir usé. Un carnet sur la tablette de nuit et sur son côté droit la moitié d'un crayon à papier publicitaire. Sur le lit, un mot a été déposé, écrit à la main, Bonne nuit et bon séjour à l'hôtel, près d'un carré de chocolat.

Les péniches Indépendent, Suprématie et Liberté pénètrent les arches basses et le courant du Mittle Rheinbrücke. Un cheval de bronze piétine à l'entrée d'une rue. Sur un tramway est écrit Don't touch my... Sur un deuxième tramway qui tourne en ville certainement la suite de la phrase !

Des ballons argentés sur la Kasernen-Promenade. Puis plus rien. Se taire près d'un groupe de Turcs qui parlent Suisse Allemand. Une balançoire grince sous le poids d'un enfant. Une plainte. Puis plus rien. Se taire devant une jeune femme que l'on espère et qui tient en laisse un petit chien de porcelaine. La tendresse. Plus rien. Les premiers moucherons. Des centaines. La terre reprend son souffle après l'hiver. Lumière volante. De la poussière derrière le galop d'un Jack Russel qui court après une balle de tennis. Lumière volante. Le maître est déjà près de sa voiture le collier à la main. Puis plus rien. Se taire. Avec les autres.

Les pissenlits têtes serrées par le vent froid sur les plates bandes. Un sureau de taille contrôlée devant un immeuble jaunâtre. Des cloches et des cloches que cela dure ! Oerlikon. Les tramways se chargent des fantômes laqués de givre.

Elle est énorme près de la gare. Pleine de bosses. De plis. De creux. De mous. De tensions. Elle porte une veste de sport ouverte jusqu'au nombril que l'on ne voit pas. L'on voit bien son soutien-gorge et ses seins. Elle a bien du mal à marcher. En la regardant mieux, l'on s'aperçoit qu'elle est jeune et très belle de l'autre côté de l'énormité de sa vie.

Ce quincaillier a choisi de décorer entièrement sa vitrine avec des balais noirs et blancs posés sur des briques rouges. Plus loin dans la rue, ce magasin d'articles ménagers a choisi de décorer sa vitrine avec comme un mur reconstitué. Mis en scène en fond d'écran. Traversé par des mains gantées de caoutchouc. Sans Chandeliers-Cocteau pour nous éblouir ! On peut voir que Schaffausen tente la propreté des deux côtés de ses murs !

Ils calligraphient à grands enjambements tourmentés sur la façade des maisons des phrases que je ne comprends pas. J'imagine qu'ils nous disent ce qu'il y a à l'intérieur ! Ce qu'ils espèrent. Entre les lignes je peux tout de même lire ce qu'ils nous taisent. Sur chaque maison de la vieille ville des bow-windows accrochés aux murs. Verrues vitrées pour voir l'autre. Son voisin. Le promeneur. L'étranger. L'œil noir enchâssé dans des broderies blanches de scènes artisanales.

La forme d'un homme assis à son bureau dans un garage aménagé. En chemise claire contre une vitre de type Niagara. Comme si son corps ruisselait immobile au bord de la rue ! C'est peut-être moi à Zofingen au milieu de rien. Moi avec une collection de timbres-poste. Ces petites images du monde que je dirige lentement sous le papier cristal avec des pinces brucelles étincelantes. J'attends l'heure du repas.

Beaucoup de librairies ou de bouquineries aux tristes agencements mais la vie est au mieux dans les livres ! Beaucoup de fleuristes aux tristes agencements mais ce que nous aimons de la fleur ou du bouquet est extérieur à la tige coupée !

La pluie divisée en deux sur le faite - le ciel - dégringole la pente des écailles luisantes. Dans les chêneaux une mousse d'eau et des feuilles mortes de l'automne dernier ! Un balai de vieille paille grise gorgée d'eau insiste en triste humidité, couché sur la ventilation moussue d'un hôtel. Je pense à vous monsieur Brueghel. Au livre que je pourrais peut-être écrire en votre compagnie, si vous le permettez ! Sur les villes, les villages et les campagnes comme vus d'un oiseau.

Je vous écris du bas des vignes des coteaux de Chur. Sous un merle dans un arbre dégoulinant de pluie. D'ici, je suis touché par l'éclair blanchâtre d'un squelette en plastique debout dans la pénombre d'une salle vide de science naturelle. Il se tient comme il peut dans un coin. En lévitation sans doute. Le mobilier contemporain souligne d'un trait rapide le silence et l'immobilité de la salle d'étude. Au sol, sur une table basse, un squelette de chat, des crânes de chiens et de renards, d'oiseaux. Le squelette d'un bassin que je pense de femme.

Vous n'étiez pas dans la vitrine de Chur qui proposait des livres d'art. Je n'ai pas osé entrer et demander après vous. J'avais un lilas dans les yeux. Dans les poumons. M'asphyxiant encore. Je l'ai laissé là-bas dans le mont, lui-même s'asphyxiant comme trop plein de son parfum. Avec la pluie qui fermait l'ensemble.

Les ruelles pavées de Chur comme celles de Versailles lorsque j'étais enfant. Aussi le temps pavé de pluie ! Un gendarme en pèlerine, le sifflet à la bouche, et mon père qui accélère en sens interdit. Je regarde sur la plage arrière de l'automobile la figurine du gendarme s'époumonant, rapetissant dans la nuit. Quant à Chur ! Des coups de marteaux, pour rappeler que le temps des hommes est toujours là. Le temps des charpentes et des volets de bois. De ces encombrants volets perruquiers. Des parquets et des cloisons.. Le temps des ruelles pavées et des planches cloutées. Encore les mêmes voix. Les mêmes sons et les mêmes bruits que ceux entendus à l'intérieur de votre peinture réalisée durant l'hiver 1567.

Maintenant, pensant à l'adorée depuis toujours. Lui murmurant je n'ai plus besoin de toi et levant les yeux...le merle n'était plus là !

Que peut-il bien se passer dans ces hautes pièces blanches ? Au-dessus des ruelles et des cours. Comme au château de mon enfance. Des cheveux blancs sur un canapé et dans le couloir un téléphone en Bakélite ! Dans la cave des chevaux de bois écaillés, points de suspension disparaissant dans l'obscur.

Sous les abris bus, des fumeurs de longue pipe à couvercle ciselé regardent tomber la neige de ce 6 mai 2004.

Bruits de mains dans le blanc.

 

texte de Joël Bastard